D’après un enseignement à Parthenay en février 2014
Retranscription de Marie Anne Rocher
(source wikipedia.org, mai 2014) Temple bouddhique dans les montagnes, copie ancienne d'après Li Cheng. Une thèse courante associe contemplation de la beauté et élévation spirituelle. |
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Générer une aspiration spirituelle ! Qu’est-ce qu’on entend par spirituelle ? Une aspiration qui ne s’arrête pas à cette existence temporelle. Une aspiration spirituelle qui vise un objectif sur du très long terme. On n’a pas qu’une seule vie, aussi il ne faut pas s’arrêter juste à sa petite biographie. Bien sûr, toutes nos aspirations ont des visées à plus ou moins long terme. On fait des études en vue d’une vie professionnelle. Quand on envisage de s’installer en ménage, de se marier et d’élever des enfants, c’est pour du long terme. Toutes nos aspirations nous projettent dans un temps plus ou moins proche, mais on ne dépasse pas l’échéance de cette vie. On pourrait même être tenté d’accumuler des aspirations comme une échappatoire à l’idée de notre mortalité ou d’en faire le plus possible avant de mourir, avant que cette vie se finisse. Il ne s’agit pas de remettre en cause la légitimité des aspirations de cette vie, mais de s’interroger sur la portée de ces aspirations.
Par spirituelle on entend une aspiration à la mesure de l’esprit et non pas à la mesure de notre vie biologique. Par très très très long terme, il ne s’agit pas de trouver un prétexte pour remettre à plus tard la pratique et la réalisation de l’Éveil. Certes, il nous faut requérir auprès du Lama la transmission du sens, de la vue et de l’expérience puis mettre en pratique ses instructions qui libèrent en cette vie même. On ne retarde pas la possibilité de son Éveil, mais la portée de cette Éveil dépasse l’entendement et les conceptions de temps.
La répercussion de nos expériences et réalisations est à la mesure de notre aspiration. La répercussion des expériences et réalisations de la vacuité des phénomènes et de l’esprit aura la portée de ce que nous avons contacté par notre aspiration. L’Éveil en soi n’est pas une fin. C’est le fruit de l’Éveil qui importe, c’est-à-dire Upaya (1) en sanscrit. Les différences de portée et de capacité d’Upaya sont illustrées par les dix Terres de Bodhisattva.
Upaya ne s’acquiert pas comme on acquiert un savoir faire professionnel. Ce n’est pas non plus la somme des expériences accumulées avec l’âge. Upaya est significatif de l’unité (tib. Zoung Djouk) primordiale vacuité-compassion (2) (cf. Discrimination et discernement). Dès que cette unité est réalisée, Upaya entre en œuvre.
Notre aspiration préalable à l’Éveil est accompagnée de la motivation d’aider les êtres sans échéance de temps. Pourquoi développer une telle aspiration ? Parce que cette aspiration est en rapport à la nature de notre esprit. Notre esprit est par nature, l’union de vacuité-compassion.
Générer une aspiration dans une perspective sans limites, nous fera nous contacter à notre nature fondamentale : infinie, indéfinissable, inconcevable, incommensurable, inquantifiable… Ce n’est pas mettre la "barre haute", ce n’est pas une question d’ambition ou de challenge. C’est simplement être à la mesure de notre esprit. On peut voir ce qu’entraîne une vue à court terme au niveau de la politique, de la société et de la psychologie. Il n’existe aucune perspective d’avenir et seules des solutions palliatives, au cas par cas, sont proposées. Une gestion à court terme est une catastrophe. On ne peut pas envisager un échelonnement, établir des priorités et des valeurs aux choses.
L’esprit est sans commencement et sans cessation. Il est dit que le samsara est infini. L’Éveil l’est aussi. Les deux procèdent de l’esprit. On ne peut pas tergiverser avec une demi-aspiration, une aspiration indécise, velléitaire, une aspiration girouette… Notre existence dépend de nous-même. Le sens qu’on lui donne et notre façon de gérer les situations sont de notre ressort. Nos perceptions, nos réactivités, nos émotions procèdent de soi. On induit les conditions de notre devenir. Nous sommes l’auteur de notre devenir et pour longtemps. Le samsara est infini. L’Éveil est infini. C’est une question de choix. Ce choix, on l’appelle aspiration. Le terme aspiration peut sembler faible pour exprimer l’enjeu. On peut dire orientation, résolution, engagement. C’est une attitude d’esprit habité d’un impératif décisif. Ce n’est pas une envie passagère, une lubie comme « j’aimerais bien m’éveiller ».
Une aspiration pour laquelle on est capable de se consacrer toute sa vie, au prix de sa vie même. Cette force de l’aspiration spirituelle va nous sauver. Les êtres éveillés du passé ont tous commencé par générer l’aspiration à l’Éveil. Ce n’était pas des êtres préalablement exceptionnels. Leur aspiration les a rendus exceptionnels. Leur aspiration fut exceptionnelle, mais elle s’imposa à la suite d’une profonde réflexion sur les conditions de l’existence, sur la mort, le karma, etc. Cette aspiration spirituelle donne une orientation impérieuse, un engagement qui va de notre vie, de notre responsabilité. Nous devenons un être de conscience. Ce n’est pas particulièrement facile ni agréable, cependant cette conscience peut être considérée comme un véritable cadeau et un legs du mystère et de la beauté de l’Être.
Si l’on regarde bien, notre vie est faite d’aspirations. On est des aspirants-nés. C’est dans la nature même de l’Être ! L’Éveil est déjà au programme de nos vies (cf. Un jour ou l’autre), mais nous n’entendons pas notre Bodhicitta, ce Trésor caché. Pour certains, leur Bodhicitta est un Trésor impensable, improbable, gâché, maltraité, étouffé, renié, oublié…
L’esprit est aspirant par nature, mais les préoccupations de la vie nous font prendre des voies que la société nous propose sans perspective spirituelle. Ce n’est d’ailleurs pas son rôle. Nous nous retrouvons engagés sur divers chemins sans qu’une interrogation spirituelle intervienne sur le sens à donner à notre vie. Certaines personnes, qui abordent tardivement une voie spirituelle, prétextent souvent un défaut de la société ou de l’éducation. Notre capacité d’analyse, notre force décisionnelle et la stimulation d’une aspiration spirituelle relèvent d’une accumulation d’acquis et d’une maturation karmique de nos vies antérieures. Aujourd’hui même, ce que nous accumulons de raison, d’intelligence et de méditation nous permettra dans nos prochaines vies de faciliter nos propensions spirituelles à se développer plus rapidement et d’accélérer notre progression vers l’Éveil.
On n’a pas à juger quels sont les meilleures aspirations. Pour chacun d’entre nous, elles sont légitimes et dignes d’intérêt. Aspiration à une vie de famille, à une carrière professionnelle, à une vie solitaire, etc. Aspiration à la notoriété, à l’enrichissement, à la gloire, etc. On essaie tant bien que mal de satisfaire notre existence. La question n’est pas d’ordre moral mais d’ordre pratique et c’est une question de proportion. Combien d’énergie dépensée pour quel résultat obtenu et à quel prix ?
La méditation des quatre idées fondamentales permet de bien évaluer nos aspirations annexes et notre aspiration spirituelle. Une compatibilité est possible. Une aspiration spirituelle peut s’immiscer en toutes les autres aspirations annexes. C’est une question de proportion et de discernement entre les différents objectifs. On peut avoir une aspiration professionnelle doublée d’une aspiration spirituelle. Un certain spiritualisme oppose le matériel avec le spirituel. L’enseignement bouddhique n’est pas moraliste en tant que tel, c’est simplement : est-ce qu’on fait les bons choix ? est-ce efficace ultimement ? Notre aspiration donnera-t-elle du sens au moment de la mort et au-delà ? Si l’on ne se pose pas les bonnes questions, on risque de mettre tous nos espoirs dans des leurres et finalement oublier notre être fondamental. Par cette aspiration spirituelle, on se donne un fil rouge en toutes les activités de la vie. Un fil rouge dont on ne s’écartera pas. On saura doser l’énergie et l’investissement dans nos activités.
Pour nous aider dans la génération et l’engagement de notre aspiration spirituelle, il est bénéfique de procéder à une cérémonie solennelle durant laquelle nous allons prendre pour témoin le Lama qu’on imagine entouré de Bouddhas et Bodhisattvas. Cette cérémonie rituelle, qu'on appelle "cérémonie du Refuge", renforce notre sens de la responsabilité et met l’accent qu’on ne fait que s’engager avec soi-même en notre âme et conscience. Nous décidons d’assumer un engagement sans échéance et en toutes circonstances. Certains craignent l’idée de cet engagement parce qu’ils l’associent à l’idée d’obéissance et d’interdits "religieux". L’engagement du Refuge est par nature une protection contre nous-même parce que le souvenir de la cérémonie nous fera garder le fil rouge de notre aspiration. L’engagement du Refuge nous rend libres parce qu’il revient à nous seul d’assumer notre aspiration à l’Éveil. Cette aspiration n’appartient qu’à nous-même.
Actuellement nous avons une chance inouïe d’avoir pris naissance humaine. Parmi les différentes renaissances possibles, seule l’existence humaine bénéficie de qualités propices à une démarche spirituelle et plus particulièrement cette qualité mystérieuse qui la rend précieuse (tib. Rintchen) et que l’on nomme modestement "humanité". Il ne suffit pas d’avoir une existence humaine, faut-il en comprendre son humanité. Cette humanité nous rend précieux. C’est par cette humanité que nous éprouvons le duel intérieur entre le bien et le mal, la fluctuation des satisfactions et insatisfactions, l’alternance d’espoir et de crainte, le dilemme des cas de conscience, etc. Nos épreuves sont significatives d’une aptitude pour une élévation de notre condition existentielle. Elles ne sont pas le signe d’une tare en l’humain.
Cette humanité trouve sa grandeur dans ce paradoxe où l’on ne pourra pas prétendre une émancipation et affirmer une espérance tant que l’on n’assumera pas une certaine vanité et tragédie de son existence. Sa fragilité lui donne sa force. Ses faiblesses regorgent de ressources. Nos erreurs interpellent l’intelligence, l’empathie et l’indulgence. Cette Beauté (3) de l’Être se révèle à celui qui abandonne ses phantasmes de perfection et l’apitoiement sur ses imperfections qui régissent tous les totalitarismes religieux comme politiques.
La propension à l’extrémisme, à l’intégrisme, à l’intolérance chez l’humain provient de la peur. Il n’y a pas de guerre à engager contre la peur. Il n’y a pas de victoire à remporter. L’humilité donne à la peur une dimension à l’image de la plénitude. On aborde avec humilité les inconforts de la conscience, du doute et des interrogations et l’on ne cède pas aux jugements conclusifs, aux moralismes étroits et aux discriminations. Il n’y a pas de réponse radicale à la vie humaine et à sa conscience. C’est une sagesse à remettre constamment à jour ! Être conscient est inconfortable.
Si nous-même, actuellement, avons des inconforts moraux, des interrogations, des cas de conscience, des remords et des regrets, alors il faut s’estimer heureux. C’est que l’on n’est pas un robot apathique ou un adepte fanatique ! Il arrive que certains individus commettent des horreurs en toute inconscience et sans en ressentir le moindre remord. C’est parce qu’ils ont coupé toute approche avec leur peur (cf. Répulsion) et donc avec la dimension impénétrable de leur conscience.
Déclarer que « c’est humain » ou « je ne suis qu’un humain » sert souvent de prétexte à la négligence et à l’inconséquence. En parlant d’humanité, je ne propose pas ce genre de réponse au pis-aller. Je parle d’un accès contemplatif à une dimension prodigieusement humble et responsable.
Une aspiration spirituelle au long terme relève donc de cette envergure où il n’y a pas lieu d’avoir réponse à tout, où il y a lieu de se surprendre d’imperfection comme de perfection et surtout où il y a lieu de toucher quelque chose d’infiniment indéfinissable, inconcluable.
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(1) Upaya est généralement traduit par « moyen habile ». Je propose le néologisme « effiScience » qui introduit l’idée d’une connaissance des effets.
(3) Je rapproche l’idée de "précieux" (tib. Rintchen) au concept de Beauté au sens où nos perceptions nous reconnectent à un sentiment d’élévation vers la noblesse de notre être.
Pour Spinoza, « La beauté n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet en celui qui le considère ».
Pour Platon (Phèdre, 250d ; Parménide, 130b). « La beauté n'est pas simplement une qualité de l'objet, mais elle peut qualifier la valeur morale de l'âme d'un individu qui aime ou fait de belles choses. Cette beauté de l'âme consistera en la contemplation des plus belles choses qui soient, les formes intelligibles, et en l'accomplissement des plus belles choses dont elle est capable ».
En reprenant les trois étapes de l'initiation à la Beauté : la purification, l'ascension et la contemplation, Platon donne une forme dialectique aux mystères orphiques de l'ascension de l'âme vers le divin.